i. hécateil se souvient de peu, presque de rien, même s'il a toujours su — son père lui a tant dit, combien il l'aimait, cette dame de nuit, cette dame de lune, la belle, la sublime, la sorcière, l'enchanteresse, la magicienne, l'infernale. sur les lèvres du grand homme de sac et de cordes, il n'a connu que la tendresse, les bribes d'un amour éphémère, impossible — les hommes ne sont qu'une inspiration trop brève pour les immortels, les unions insensées et elles ne laissent que déchirure au coeur des épris. il n'était pas l'exception, cet amant au myocarde lourd de trop d'amour et vide de plus personne à qui le donner — jusqu'à ce qu'il arrive, lui, le poupon emmailloté dans un berceau de satin noir et déposé sur un pas de porte ; petit bout d'homme agité et gazouillant qui déjà ne craignait pas la nuit.
tout autour du bambin, le parfum de sa mère comme ultime souvenir — et cael, comme le fruit d'une tendresse si peu consommée, devenu au premier regard la prunelle des yeux de celui qui cette nuit-là devint père.
de sa mère, lui ne garde qu'un nom et le silence paisible des nuits ; l'obscurité qu'il n'a jamais crainte, les cauchemars épars qui se dissipaient toujours trop vite pour qu'il s'en souvienne, cette fascination pour les astres qu'il n'expliquait pas. une ascendance toujours forcée au silence, lui un peu différent mais il ne fallait pas le dire, un secret de père et de fils, et au gamin — au gamin, lui, le silence lui allait bien.
ii. andy
il est cet homme de peu de moyens, un père qui ne vit plus que pour son fils, un homme fort, un homme fier, un homme au coeur tendre — il se serait contenté de si peu, du rire de son enfant dans l'appartement de misère, de l'entendre jouer dans la chambre qu'il lui a cédée pour investir à temps plein le clic-clac du salon. Il se serait contenté des trésors les plus simples d'une vie — l'amour et l'eau fraîche — si le monde tournait ainsi, si le dicton disait vrai, si les récits des sages n'étaient pas qu'un ramassis de conneries.
mais le monde tourne si peu rond, et les dictons mentent tellement, et les récits des sages ne sont que des légendes ; animateur sur radio libre suffisait pour remplir son assiette de pâtes et de viande bon marché à tous les repas entre deux factures, mais pour nourrir une deuxième bouche le voilà qui court d'entretiens en entretiens, et qui dépense plus en timbres qu'en épicerie pour envoyer son CV dans toutes les boîtes qui recrutent — et même celles qui ne recrutent pas. Il décroche un job de nuit, battement de trente minutes entre la fin de l'antenne et le travail sur chantier. De brefs contrats qui s'enchaînent et la fatigue qui enfle au fil des jours, mais au moins, au moins, après tout,
il peut voir son fils grandir.
Cael, son p'tit gars, sa marmaille, son champion, son gamin rieur et pas trop difficile, son garçon poupon qui très tôt déjà préfère le rose au bleu ; un peu taquin mais pas méchant, quelques crises au compteur mais il comprend vite — comprend que tout n'est pas dû ni acquis, que parfois il faut attendre, et souvent mériter. Agité sans cesse, et Andy s'épuise encore à tenter de canaliser l'enfant, de tout lui apprendre — à l'école les notes instables, tantôt tête de classe tantôt dernier des cancres, l'estime de soi qui tangue de jours en jours, et sur le carnet florilèges de notes amères laissées par les instituteurs qui n'y parviennent plus.
C'en est une autre, plus jeune, première année d'enseignement, encore vive, passionnée et motivée, qui change la donne ; l'enfant compliqué qui n'écoute qu'à moitié et
explose parfois, elle apprend à en démêler les fils rouges, un à un. La violence qui éclate aux moments les plus impromptus, elle apprend à y faire barrage, les accès de rage à les calmer — bientôt, bientôt elle convoque le père et trouve les mots ; trouve les mots pour changer l'histoire du petit garçons aux grandes idées.
« Vous avez pensé à voir quelqu'un, un spécialiste ? Non, non, monsieur, pas malade, surtout pas — je dirais différent, différent et capable de grandes choses extraordinaires le jour où quelqu'un lui laissera sa chance. »
La chance saisie au vol — et parce qu'on a cru en lui. C'est une autre école un peu différente, où l'on s'adapte et où l'on apprend différemment, où l'on accroche son attention un peu plus souvent, où l'on laisse éclater les bouillonnements du dedans autrement.
C'est dans l'une des salles de l'école qu'il apprend très tôt le goût du jeu de comédien, d'acteur, jouer des rôles, mimer la colère, la détresse, le rire, se prendre pour un chevalier, un aristocrate, un Hamlet ou un Roméo ; les félicitations sans cesse, on lui dit qu'il sera grand —
mais grand comment ?
Lui dit déjà « je veux faire ça toute ma vie » et
et on lui répond « tu verras plus tard, d'abord apprends » ;
mais plus tard, c'est quand ?
C'est un vendredi soir qu'il se précipite vers son père, brochure à la main mais qu'il ne sait pas lire même s'il fait semblant (c'est un ami dont la maman a des contacts qui lui a dit ce dont il s'agissait en lui tendant le papier glacé coloré) — « papa, papa, y'a un truc demain faut parler devant des gens et puis même qu'on peut être une figure dans un film ! » (son père corrige bien sûr, « un figurant, Cael, mais de quoi tu parles ? ») — et ce dont il parle, en vérité, c'est son rêve de mioche auquel aucun adulte sensé ne croit vraiment (bon sang, il n'a que huit ans !)
La suite, pourtant, c'est le père qui se démène — le lendemain à l'aube, et son marmot qui dort encore dans son siège-auto, deux heures de route d'une seule traite pour se rendre à l'audition et laisser son fils jouer les professionnels sous l'oeil de ceux qui écoutent vraiment.
La suite, pourtant, c'est le père qui se souvient —
capable de grandes choses extraordinaires le jour où quelqu'un lui laissera sa chance — et qui songe, d'un seul coup, et sans retour en arrière possible, qu'il sera celui qui y croit pour mille — celui qui croit en Cael et en son rêve d'enfant.